Ce travail est né de la rencontre entre
la photographie traditionnelle, sa métamorphose numérique,
et les opportunités algorithmiques offertes par l'ordinateur pour
traiter des images dynamiquement suivant les agissements du spect'acteur.
Les permutations programmatiques, en recombinant les images sans fin, ajoutent
une nouvelle dimension de sens et de poésie, transcendant celle apportée
par les photographies individuelles seules.
Antécédants
La photographie numérique s’affirme de plus en plus face à l’argentique.
Un choix pléthorique d'appareils d'excellente qualité s'offre
au photographe. Les réticences initiales des professionnels face
au numérique se font de plus en plus rares. Dans bien des cas,
l'écart de qualité des appareils haut de gamme est devenu
imperceptible à l'égard des clichés argentiques.
Même si le film photographique garde le timbre, le grain, et tant
d'autres qualités de l'analogique, bon nombre d'artistes ont adopté le
numérique afin de pouvoir exploiter ses propriétés
propres.
Chaque nouvelle génération d'appareils se distingue par
son compte megapixellaire, sorte d'argument de vente ultime. Certains
appareils professionnels approchent la finesse du film. On peut imprimer
des tirages de plus en plus grands... et l'arrivé d'imprimantes
de plus en plus perfectionnées va rendre la chambre noire obsolète
- avec un certain regret, pour les amoureux de la pénombre jaunâtre
de la chambre noire, guettant l'appartion soudaine de l'image au fond
de son bain de développement.
Dans une époque construite sur la vitesse, l'attente intrinsèque
du processus chimique, le tâtonnement, le rebut du papier, sonne
une époque révolue. Personnellement, en nostalgique de
la chambre noire, la chose qui me manque le moins est la lutte constante
pour enlever chaque dernière particule de poussière des
négatifs. (Les dubitatifs du numérique remarqueront que
le problème de poussière s'est reporté sur les appareils
reflex, où chaque changement d'objectif porte le risque bien réel
du dépot de poussière sur le capteur CCD, imprimant leur
trace identique sur chaque image prise...)
In fine, en numérique, le processus entier de fabrication, de
la prise de vue jusqu'à l'impression, étant "tout
informatique", le photographe gagne en contrôle, en autonomie
et en facilité dans son travail.
Les artistes ont très vite compris que si la photographie numérique
est utilisée simplement comme une technologie alternative, limitée à la
réplication de ce qui était fait auparavant en argentique,
ils rateront tout un monde de possibilités créatives, conceptuelles
et intellectuelles. Le transfert de la chambre noire sur ordinateur ouvre
la porte à des techniques de traitement d'image inédites
offertes par PhotoShop et autres logiciels semblables.
Ce qu'on faisait avant avec difficulté, en papillonant les mains
frénétiquement entre agrandisseur et papier via l'intervention
sur la lumière même - chaque erreur signifiant une feuille
gaspillée - se fait avec une facilité déconcertante.
Les erreurs, aujourd'hui, se paient en "contrôle-Z".
On frémit en pensant aux exploits que Photoshop aurait permit
aux génies de la manipulation photographique du KGB... d'ailleurs,
leur successeurs, de l'ouest en est, ne s'en privent pas !
Nonobstant, l'objectif final est une image photographique individuelle, à imprimer
ou à projeter. L'affichage sur ordinateur invite à d'autres
aventures...
Concepts
La véritable révolution de l'ordinateur se trouve dans
sa capacité à fournir un moteur novateur d'affichage. L'appareil
constitue un tableau-automate capable de métamorphoser l'image
affichée en temps réel, ouvrant la voie au développement
de narrations inédites.
Le programme informatique, en tant de langage encodant un script, permet
de doter l'image de l'aptitude à engager son propre discours dynamique.
La poésie du tableau, qui s'exprime via la mise en œuvre
d'une relation interactive avec le spectateur, ouvre des horizons nouveaux
en termes de regard. Au lieu d’épier l'instant saisi "par-dessus
l’épaule" du photographe, l’ordinateur permet
au spectateur une intervention active, immersive, au sein même
de l’image…
La photographie interactive met en question le statut du tableau lui-même.
Depuis que les humains sont devenus des créatures créatives,
culturelles, nous avons décoré les murs qui nous entourent.
C'était vrai à Lascaux, et dans la Chapelle Sixtine. Aujourd'hui
tout le monde, ou presque, pose des images sur ses murs. Le tableau interactif
conteste la nature inerte de l'image traditionnelle, peinture ou photographie.
Il va aussi au-delà du film, qui est linéaire, avec ses
images enchainées en ordre séquentiel. Le tableau interactif,
lui, permet au spectateur d'engager un dialogue interactif avec l'œuvre,
qui dépasse la critique passive ou l'interprétation. Par
là, il signifie un changement fondamental de la relation avec
le sens traditionel de la représentaion picturale.
La photographie interactive permet au spectateur de "fouiller" aléatoirement
- ou de façon plus organisée - les instants fragmentaires
de clichés individuels pris successivement. Temps et espace se
déconstruisent, se désordonnent, et se reconstruisent selon
les agissements du spect'acteur. Chaque instant unique de prise de vue
prend sa place à l'intérieur d'une recomposition galopante,
sorte de "continuum de simultaniéité", où chaque
instant unique est en collision avec ses pairs.
Le sens du tableau est transformé par des juxtapositions et permutations
qui déstabilisent la reproduction photographique de la réalité.
l'"Absolu" de l'enregistrement "objectif" initial
fraternise avec l'"Arbitraire" des artifices irrationnels construits
par interaction entre programme informatique et spectateur à l'intérieur
du tableau, lieu d'épanouissement de l'esprit humain.
La photographie a toujours constituée un "cas limite".
Frontière entre le réel et l'enregistré, via le
lien optique s'opérant entre le sujet pris en vue et l'émulsion
(éventuellement numérique). Frontière entre objectif
et subjectif, où la caméra obscura absorbe de façon
impartiale les choses que la main et le mental du peintre va s'approprier
au sein de sa propre psychologie et capacité technique. Enfin
entre le désir de créer une copie conforme, et mettre l'imaginaire
en forme.
La frontière la plus passionnante est la plus fuyante face à la
perception humaine : geler le "maintenant", cette présence
si fine, en état de désintégration perpétuelle
entre expectation du futur et mémoire du passé. La photographie
tranche avec d'autres moyens d'expression, étant une sorte de
scalpel qui peut "exciser" le "maintenant" hors du
passage du temps afin de le figer pour toujours.
Mais on peut également voir dans cette quête pour le "maintenant" des
relents tyraniques. Pourquoi ce moment là, et non pas un autre ?
La même chose s'applique à l'espace, tout en contenant des
possibilités infinies, il ne peut à tout instant être
occupé physiquement que par un seul et unique être ou artefact.
Ou illuminé d'une seule manière.
Dans la photographie interactive, les occupations multiples de l'espace
et du temps peuvent être mises en œuvre dans une étreinte
de simultanéité. L'algorythmique qui confronte ensemble,
et en désordre, une multiplicité d'instances de "maintenant" au
sein d'un seul tableau, permet de développer une compréhension
du génie du lieu, et notre relation avec ce dernier. |