En avril 2002 j'ai assisté à une rencontre appelé "Numer",
traitant du multimédia, au Centre Pompidou à Paris. Trois
jours de conférences par un large panel d'universitaires et d'artistes
venant pour la plupart d'Europe et d'Amérique du Nord. L'événement
a accueilli des témoignages de toutes sensibilités, certains
conférenciers prêchant le marché, d'autres barricadés
dans leurs tours d'ivoire conceptuelles…
Le dernier jour était le 21 avril, date du premier tour des élections
présidentielles. J'ai voté par procuration. Quand l'assistance
a quitté la salle en soirée, j'ai demandé à quelqu'un
s'il avait entendu les résultats, et c'est ainsi que j'ai appris
que Le Pen était en ballottage contre Jacques Chirac, et que Lionel
Jospin était hors course. J'ai compris, comme beaucoup de monde,
que je devrais voter au second tour contre ma conviction personnelle.
Un silence plombé est tombé sur Paris, la place, d'habitude
animée, devant le Centre Pompidou était enfermée
dans un calme profond. Sur la télévision, les Socialistes étaient
dévastés, autant que la droite républicaine s'efforcait
de s'afficher dignement, sachant que la victoire de Chirac était
garantie, mais dans des circonstances controversées…
Misérable et sans appétit, j'ai décidé de
me rendre à la Place de la Bastille, l'endroit même de la
grande manifestation célébrant la victoire de Mitterand
21 ans auparavant. Je supposais que la place serait déserte, mis
apart des voitures filant à toute vitesse, et en photographiant
cette désertion, je voulais exprimer la sensation de malaise et
d'abandon créée par cet événement. Au lieu
de cela j'ai découvert le début d'une manifestation sur
les marches de l'Opéra, un flot de gens arrivant au rythme des
appels de portables. Le cri rassemblant tout le monde était "1er,
2ème, 3ème génération, nous sommes tous des
enfants d'immigrés".
J'ai donc rejoint la manifestation, et tout en la documentant photographiquement,
avec les discussions de "Numer" en tête, je me suis demandé comment
traduire sur internet cette expression spontanée de consternation,
de rebellion dans une atmosphère de fraternité ? La
réponse était la création d'une manifestation virtuelle.
Quelque part après minuit j'ai enregistré le nom de domaine “enfants-dimmigres.org”.
Il a fallu moins d'une semaine pour que l'équipe de Magelis (l'entreprise
de multimédia que je dirigeais à l'époque) mette
le site en marche. "Enfants d'Immigrés" a fonctionné parallèlement
aux énormes manifestations qui ont eu lieu à travers toute
la France entre les deux tours. Celles-ci ont culminée avec un
million et demi manifestants le 1er mai. Durant la semaine où la
manifestation virtuelle était enligne, avant le deuxième
tour, presque 900 personnes se sont enregistrées pour y "marcher".
Le site a transmit notre appel pour "une France ouverte et généreuse".
Les seules informations obligatoires que les gens devaient fournir étaient
leur prénom et une localisation. Des informations optionnelles
permettaient d'ajouter le nom, l'âge, la profession, l'origine,
et le texte d'une pancarte (virtuelle). Les manifestants virtuels pouvaient également
afficher une photographie d'eux-même, ou une illustration graphique, éventuellement
animée, ou encore un avatar choisi à partir d'une série
de silhouettes.
Si les premiers manifestants venaient de France, et particulièrement
de Toulouse, notre ville de base, très vite des gens d'ailleurs
en Europe et du reste du monde nous ont rejoint. Il y en avait plusieurs
du Chili, et une personne de Bali ! Le plus "exotique" était
un Japono-Brésilien habitant le Caire. Une pancarte courante était "No
Pasaran", cri de guerre des Républicain de la Guerre Civile
Espagnole - le sud-ouest de la France abrite une grande population de
descendants des réfugiés de Franco.
Pour nous il est devenu hypnotisant d'aller enligne et voir cette multitude
passer, chacun-e avec son identité, origines, et message. Cela
faisait particulièrement chaud au cœur. La sensation d'"être
ensemble" était très tangible, malgré la nature
désincarnée d'internet. Ce sentiment était communicatif,
il s'est manifesté à travers des emails très amicaux
qu'on a reçu des participants.
Nous avions disposé d'un temps très limité pour informer
sur le site. Nous avons commencé avec nos diverses listes d'envoi
professionnelles et personnelles. Il y avait un grand nombre de sites
mis enligne concernant les élections, des pétitions, des
appels à l'action ("la pince à linge"proposait
de voter Chirac avec le nez pincé). Cette initiative a dû être
abandonnée car le Conseil Constitutionnel l'a déclarée
anticonstitutionelle). On trouvait sur Internet des séries de pancartes
que des graphistes avaient fait afin que les gens les impriment pour les
utiliser dans les vraies manifestations. La presse a largement fait l'écho
de ces initiatives. Ainsi le site "Enfants d'Immigrés" a été présenté dans
Libération et L'Express.fr ; nous avons fait partie d'une
interview de groupe dans "Le Monde Interactif" ; et "Le
Soir" en ligne (Belgique) a écrit "Enfants-dimmigres.org
invite tout le monde dans une manifestation internationale et pacifique.
Fabienne du Caire, Mehdi de Paris, Ingrid de Mariembourg,... Du bout du
monde ou au cœur du séisme, chacun d'entre nous peut laisser
une trace virtuelle de sa marche vers un monde tolérant et libre".
Entre le deuxième tour et les élections législatives,
nous avons activé un forum de discussion sur le site, appelé "l'Assemblée
Virtuelle", où nous avons tenté de formaliser l'"acte
de dialogue" afin qu'il fonctionne comme un débat, au lieu
d'un fil de discussion décousu, ce qui est souvent le cas avec
les forums. Un participant commençait un débat par la déclaration
d'une proposition, en l'expliquant, puis ceux qui continuaient devaient
annoter leurs arguments avec leur position : "d'accord", "pas
d'accord", "pas si simple", "proposition" ou "du
vécu".
Les personnes suivantes ont travaillés sur le projet : Philippe
Bertrand, Laure Calandre, Daniel Lopez, Laurent Padiou, Pierre Priot,
Sylvie Rabie, Joseph Rabie. |